L’adjectif et adverbe « sammā » revêt une importance toute particulière dans le Dhamma, puisqu’il est préfixé à chacune des composantes de la voie, laquelle constitue la quatrième noble vérité, qui se situe au cœur de l’enseignement du Bouddha:
1. sammā·diṭṭhi
2. sammā·saṅkappa
3. sammā·vācā
4. sammā·kammanta
5. sammā·ājīva
6. sammā·vāyāma
7. sammā·sati
8. sammā·samādhi
Il est donc utile de bien comprendre quelle devrait être la sammā·traduction de ce terme. Les trois propositions que l’on rencontre sont parfait, juste et correct pour la forme adjective. Sur la page Wikipédia de la noble voie à huit composantes, on peut lire:
Le terme « juste » est la traduction la plus fréquente du terme « sammā » qualifiant chaque étape du chemin ; certains auteurs le traduisent cependant par « parfait, » trouvant le terme « juste » trop restrictif.
Afin de répondre à cette question, je vais avoir recours à ma méthode favorite: l’analyse contextuelle, qui consiste à voir où et comment ce mot ou préfixe est utilisé dans les strates les plus anciennes des écritures en Pali, à savoir le Vinaya et les quatre Nikayas (i.e. sans le Kuddhakkha Nikaya, dont une grande partie est d’origine tardive) puis à tenter de trouver un dénominateur commun.
Tout d’abord, en ce qui concerne la traduction par « parfait » : le terme pourrait paraître faire partie des traductions possibles dans certains contextes, mais il est clairement inadapté dans plusieurs exemples. Dans la partie du Vinaya qui traite des règles mineures relatives à l’obtention et l’utilisation des robes, on trouve l’anecdote suivante:
tena kho pana samayena bārāṇaseyyakassa seṭṭhiputtassa mokkhacikāya kīḷantassa antagaṇṭhābādho hoti, yena yāgupi pītā na sammā pariṇāmaṃ gacchati, bhattampi bhuttaṃ na sammā pariṇāmaṃ gacchati, uccāropi passāvopi na paguṇo. so tena kiso hoti lūkho dubbaṇṇo uppaṇḍuppaṇḍukajāto dhamanisanthatagatto.
En une occasion, le fils d’un marchand de Bénarès, tandis qu’il s’amusait à faire des saltos, se mit à souffrir d’un nœud qui s’était formé dans ses intestins, de telle sorte qu’il ne digérait pas parfaitement le gruau de riz qu’il buvait, ni ne digérait parfaitement la nourriture qu’il mangeait ni ne se soulageait régulièrement. À cause de cela, il devint maigre, misérable, il arborait une mauvaise couleur jaunâtre et ses veines étaient apparentes partout sur son corps.
Ce n’est pas juste qu’il ne digérait pas parfaitement, il ne digérait presque pas du tout, on pourrait donc dire qu’il ne digérait pas correctement.
On trouve un autre exemple sans équivoque dans la section qui traite de la manière de préparer une robe pour l’offrande de kathina:
“evaṃ kho, bhikkhave, atthataṃ hoti kathinaṃ, evaṃ anatthataṃ. kathañca pana, bhikkhave, anatthataṃ hoti kathinaṃ? na ullikhitamattena atthataṃ hoti kathinaṃ, na dhovanamattena atthataṃ hoti kathinaṃ… sammā ceva atthataṃ hoti kathinaṃ, tañce nissīmaṭṭho anumodati, evampi anatthataṃ hoti kathinaṃ.
Bhikkhous, la robe kaṭhina est « déployée » d’une certaine manière, elle n’est pas « déployée » d’une certaine manière. Et comment la robe kaṭhina n’est-elle pas « déployée » d’une certaine manière? La robe kaṭhina n’est pas « déployée » simplement en la marquant, ni simplement en la lavant.. etc. (suit une longue liste d’instructions) … Et même si la robe kaṭhina est [par ailleurs] « déployée » parfaitement, mais que quelqu’un l’approuve en se tenant debout en dehors de la démarcation, la robe kaṭhina n’est pas [considérée comme] « déployée. »
Ici aussi, il est assez clair que « parfaitement » est trop fort, et que « correctement » convient beaucoup mieux, puisqu’il est fait référence à une série d’instructions à suivre.
Je considère donc comme acquis que la traduction de sammā par « parfait, » bien qu’elle puisse à première vue faire l’affaire dans certains contextes, ne convient pas de manière générale.
Le candidat suivant est donc l’adjectif « juste. » Ce terme a l’avantage, par rapport à « correct » qui, lui, serait plus fort, plus affirmatif, avec une connotation plus « moralisatrice » (car impliquant une certaine condamnation de ce qui est incorrect), voire plus martiale, d’être par contraste plus doux et moins moralisateur, ce qui pourrait expliquer pourquoi il est souvent choisi pour traduire sammā. On trouve en fait un certain nombre de cas où, si l’on s’en tient uniquement au contexte, à la fois « juste » et « correct » pourraient convenir.
sammā vadamāno vadeyya: …
S’il parlait correctement / de manière juste, il dirait: …
SN 2.30
te ve sammānusāsanti, paralokāya mātiyā”ti.
Ces mortels enseignent justement/correctement en ce qui concerne l’autre monde.
À SN 11.18, par contraste aux individus qui deviennent bhikkhous par exemple dans le but de fonder ensuite leur propre secte dont ils seraient le gourou:
sammāpabbajite vande, brahmacariyaparāyane.
Je respecte ceux qui ont quitté le foyer correctement/justement, en ayant pour objectif la vie brahmique.
À MN 11, également, il y a la manière incorrecte (dans le sens d’incomplète) d’exposer les attachements, par opposition à une manière correcte, ou juste de les enseigner:
“cattārimāni, bhikkhave, upādānāni. katamāni cattāri? kāmupādānaṃ, diṭṭhupādānaṃ, sīlabbatupādānaṃ, attavādupādānaṃ. santi, bhikkhave, eke samaṇabrāhmaṇā sabbupādānapariññāvādā paṭijānamānā, te na sammā sabbupādānapariññaṃ paññapenti: kāmupādānassa pariññaṃ paññapenti, na diṭṭhupādānassa pariññaṃ paññapenti, na sīlabbatupādānassa pariññaṃ paññapenti, na attavādupādānassa pariññaṃ paññapenti. taṃ kissa hetu? imāni hi te bhonto samaṇabrāhmaṇā tīṇi ṭhānāni yathābhūtaṃ nappajānanti.
Il y a, bhikkhous, ces quatre attachements. Quels sont ces quatre? L’attachement à la sensualité, l’attachement aux vues, l’attachement aux rites et préceptes et l’attachement aux doctrines [qui affirment l’existence] du Soi. Il y a, bhikkhous, des renonçants et brahmanes qui, bien qu’ils prétendent adhérer à une doctrine de la compréhension complète de tous les attachements, ne décrivent pas correctement/justement la compréhension complète de tous les attachements: ils décrivent la compréhension complète de l’attachement à la sensualité sans décrire la compréhension complète de l’attachement aux vues, l’attachement aux rites et préceptes et l’attachement aux doctrines [qui affirment l’existence] du Soi. Et quelle en est la raison? Par ce que ces vénérables renonçants et brahmanes ne comprennent pas ces trois cas-là tels qu’ils sont dans les faits.
Mais il y a également un grand nombre de cas où c’est le sens de « correct » (ou de ses synonymes « adéquat, » « approprié » ) qui prédomine clairement et où « juste » ne convient tout simplement pas. On l’a vu ci-dessus dans le cas de la robe kaṭhina, en rapport à une longue liste d’instructions:
Et même si la robe kaṭhina est [par ailleurs] « déployée » correctement, mais que quelqu’un l’approuve en se tenant debout en dehors de la démarcation, la robe kaṭhina n’est pas [considérée comme] « déployée. »
Ce n’est pas que la robe est « déployée » de manière juste, mais bien de manière correcte, par rapport aux instructions données précédemment. Un autre exemple, tiré également du Vinaya et faisant aussi référence à une longue liste de devoirs que les novices doivent remplir envers leur précepteur:
“saddhivihārikena, bhikkhave, upajjhāyamhi sammā vattitabbaṃ. tatrāyaṃ sammāvattanā: …
Les [novices] co-résidents, bhikkhous, devraient se comporter correctement vis-à-vis de leur précepteur. Maintenant, voici ce qu’est le comportement correct: …
On a donc ici une connotation de correctitude par rapport à un standard spécifique et prédéfini, plutôt que de justesse, par rapport au monde ou à la bonne conduite en général. Comme nous allons le voir, le terme a également un sens de correctitude par rapport à un résultat à obtenir. Voici un extrait de SN 22.101:
“Seyyathāpi, bhikkhave, kukkuṭiyā aṇḍāni aṭṭha vā dasa vā dvādasa vā. tānassu kukkuṭiyā na sammā adhisayitāni, na sammā pariseditāni, na sammā paribhāvitāni. kiñcāpi tassā kukkuṭiyā evaṃ icchā uppajjeyya:‘aho, vata me kukkuṭapotakā pādanakhasikhāya vā mukhatuṇḍakena vā aṇḍakosaṃ padāletvā sotthinā abhinibbhijjeyyun’ti, atha kho abhabbāva te kukkuṭapotakā pādanakhasikhāya vā mukhatuṇḍakena vā aṇḍakosaṃ padāletvā sotthinā abhinibbhijjituṃ. taṃ kissa hetu? tathā hi pana, bhikkhave, kukkuṭiyā aṇḍāni aṭṭha vā dasa vā dvādasa vā; tāni kukkuṭiyā na sammā adhisayitāni, na sammā pariseditāni, na sammā paribhāvitāni.
Supposez, bhikkhous, qu’une poule ait huit, dix ou douze œufs qu’elle ne couvrirait pas correctement, qu’elle ne chaufferait pas correctement, qu’elle ne couverait pas correctement. Même si le désir apparaît en cette poule: ‘Que mes poussins percent leur coquille avec leurs becs ou leurs griffes, et qu’ils éclosent comme il faut!’, il est impossible que ses poussins percent leur coquille avec leurs becs ou leurs griffes, et qu’ils éclosent comme il faut. Et quelle en est la raison? Parce que cette poule ayant huit, dix ou douze œufs ne les a pas couverts correctement, ne les a pas chauffés correctement, ne les a pas couvés correctement.
Dans le même ordre d’idée nous avons à MN 21 une personne qui s’occupe de revitaliser une plantation auparavant laissée à l’abandon:
seyyathāpi, bhikkhave, gāmassa vā nigamassa vā avidūre mahantaṃ sālavanaṃ. tañcassa eḷaṇḍehi sañchannaṃ. tassa kocideva puriso uppajjeyya atthakāmo hitakāmo yogakkhemakāmo. so yā tā sālalaṭṭhiyo kuṭilā ojāpaharaṇiyo tā chetvā bahiddhā nīhareyya, antovanaṃ suvisodhitaṃ visodheyya. yā pana tā sālalaṭṭhiyo ujukā sujātā tā sammā parihareyya. evañhetaṃ, bhikkhave, sālavanaṃ aparena samayena vuddhiṃ virūḷhiṃ vepullaṃ āpajjeyya.
Supposez, bhikkhous, qu’il y ait une grande plantation d’arbres sāla près d’un village ou d’une ville, qu’elle soit étouffée par des mauvaises herbes à huile de ricin, et qu’un homme apparaisse, souhaitant son bien-être, sa prospérité et sa protection. Il couperait et jetterait les abrisseaux tordus qui accaparaient la sève, il nettoierait l’intérieur de la plantation, et il soignerait bien/correctement/adéquatement les abrisseaux formés et droits, de telle manière que la plantation d’arbres sāla se développerait, grandirait et atteindrait maturité.
Enfin, pour en revenir à la noble voie, afin d’examiner quelle est la traduction qui correspondrait le mieux, il est intéressant d’examiner sa version étendue, celle qui inclut sammā·ñāṇa (sammā·connaissance) et sammā·vimutti (sammā·libération). On trouve souvent des exemples de personnes qui prétendent faussement être devenus des arahants, en référence à une « fausse libération » (micchā·vimutti), comme à MN 27, où d’anciens renonçants hétérodoxes devenus arahants se rappellent ce qu’ils étaient auparavant:
manaṃ vata, bho, anassāma, manaṃ vata, bho, panassāma; mayañhi pubbe assamaṇāva samānā samaṇamhāti paṭijānimha, abrāhmaṇāva samānā brāhmaṇamhāti paṭijānimha, anarahantova samānā arahantamhāti paṭijānimha.
Assurément, Sieur, nous étions presque perdus, nous étions presque fichus, car auparavant, sans être des renonçants, nous prétendions en être, sans être des brahmanes, nous prétendions en être, sans être des arahants, nous prétendions en être.
À AN 6.55, le vénérable Soṇa va voir le Bouddha pour déclarer qu’il est devenu un arahant. Il le fait en décrivant son état de différentes manières, et il conclut sur des caractéristiques auxquelles on reconnaît quelqu’un qui a vraiment atteint la « libération correcte » par opposition aux libération fausses ou incorrectes précédemment mentionnées:
“evaṃ sammā vimuttacittassa, bhante, bhikkhuno bhusā cepi cakkhuviññeyyā rūpā cakkhussa āpāthaṃ āgacchanti, nevassa cittaṃ pariyādiyanti. amissīkatamevassa cittaṃ hoti, ṭhitaṃ, āneñjappattaṃ, vayañcassānupassati.
Chez un bhikkhou ainsi libéré correctement en esprit, Bhanté, même si de formidables formes connaissables par l’œil entrent dans le champ d’objets de son œil, elles ne prennent pas le contrôle de son esprit et son esprit n’en est pas même affecté; il se maintient en ayant atteint l’imperturbabilité, et en contemplant l’extinction [des phénomènes]. (idem pour les cinq autres objets des sens)
Il me semble assez clair à la pleine lumière du contexte que « justement » ne convient pas ici. En ce qui concerne la noble voie dans son ensemble, on peut avancer que le préfixe sammā dénote la correctitude par rapport à un standard défini (la noble voie elle-même) à l’instar des exemples ci-dessus tirés du Vinaya, et/ou la correctitude par rapport à un résultat à obtenir (la fin du mal-être) à l’instar des exemples de la poule et de la plantation ci-dessus. C’est pourquoi je tends à conclure de cette analyse que le véritable dénominateur commun dans tous ces cas, et spécifiquement dans celui de la noble voie, apparaît être les termes « correct » et « correctement. »