Deuxième article recyclé:
On peut difficilement faire plus traditionnel que le bouddhisme Théravada. C’est d’ailleurs sa fidélité aux origines que la plupart de ceux qui l’adoptent par choix apprécient. Mais ce qu’il y a de particulier avec cette tradition, c’est qu’elle contient des invitations à se protéger contre elle-même. Malheureusement, ces invitations sont quasi complètement ignorées dans le Théravada religieux traditionnel.
L’une de ces mises en garde se trouve à MN 76:
Un certain enseignant est un traditionaliste, il considère sa tradition comme la vérité. Il enseigne un dhamma conforme à ce qu’il a entendu, à ce qu’on lui a transmis dogmatiquement, à ce qu’on lui a transmis dans une collection de textes. Mais lorsqu’un enseignant est un traditionaliste, Sandaka, qu’il considère sa tradition comme la vérité, certaines choses ont été bien transmises, d’autres ont été mal transmises, certaines sont vraies, d’autres sont fausses.
On trouve également le conseil suivant à AN 3.67:
Ecoute, Sāḷha, ne te laisse pas guider par ce que tu as entendu, ni par ce qui est répété dogmatiquement, ni par ce qui est communément admis, ni par ce qui est transmis par des écritures, ni par ce qui se fonde sur le raisonnement, ni par ce qui se fonde sur l’inférence, ni par des considérations sur les apparences, ni par l’acceptation d’une opinion après l’avoir méditée, ni par ce qui semble possible, ni [en pensant:] « ce renonçant est mon enseignant ».
Et de nouveau, à MN 95:
Certaines choses peuvent être acceptées par foi, et se révéler pourtant vides, creuses et fausses, tandis que d’autres peuvent ne pas être acceptées par foi, et se révéler pourtant factuelles, correctes et sans erreur. (…) Certaines choses peuvent avoir été bien apprises, et se révéler pourtant vides, creuses et fausses, tandis que d’autres peuvent ne pas avoir été bien apprises, et se révéler pourtant factuelles, correctes et sans erreur.
Et enfin, à DN 16:
Il est aussi possible qu’un bhikkhu dise: ‘A tel et tel endroit, il ya une communauté de bhikkhus qui sont des anciens, qui sont cultivés, qui ont fait leur chemin, qui préservent le Dhamma, le Vinaya, le Pātimokkha (…) il y a un bhikkhu qui est un ancien, qui est cultivé, qui a fait son chemin, qui préserve le Dhamma, le Vinaya, le Pātimokkha; j’ai reçu et appris cela de lui: « Ceci est le Dhamma, ceci est le Vinaya, ceci est l’enseignement du Maître »‘. Dans un tel cas, bhikkhus, vous ne devriez ni approuver ni désapprouver de ses paroles. Sans approuver ni désapprouver, mais en étudiant les phrases mot par mot, il faudrait essayer de les retrouver dans les suttas et les vérifier à la lumière du Vinaya. Si on ne les retrouve pas dans les suttas et qu’elles ne sont pas vérifiables à la lumière du Vinaya, il faut en conclure: ‘Certainement, cela n’est pas la parole du Bhagavā; elle a mal été comprise par cet ancien’. De cette manière, bhikkhus, vous devriez les rejeter. Mais si les phrases concernées peuvent être retrouvées dans les suttas et qu’elles sont vérifiables à la lumière du Vinaya, alors il faut en conclure: ‘Certainement, cela est la parole du Bhagavā; elle a été bien comprise par cet ancien’.
Les souttas nous poussent donc à garder toujours un esprit critique et à nous méfier des déclarations faites par les uns et par les autres. Il faut s’en référer à ces mêmes souttas pour prendre une décision. Certains principes tels que ceux décrits à AN 8.53 peuvent également être appliqués:
De ces choses, Gotami, dont tu saurais: ‘Ces choses mènent à la passion, pas à la dépassion; elles mènent à l’enchaînement, pas à la libération; elles mènent à l’accumulation, pas à la diminution; elles mènent à avoir beaucoup de désirs, pas à avoir peu de désirs; elles mènent à l’insatisfaction, pas à la satisfaction; elles mènent à la socialisation, pas à l’isolement; elles mènent à la paresse, pas à l’application de l’effort; elles mènent à être difficile à supporter, pas à être facile à supporter’, Gotami, tu peux assurément considérer: ‘Ce n’est pas le Dhamma, ce n’est pas le Vinaya, ce n’est pas l’instruction de l’Enseignant’.
De ces choses, Gotami, dont tu saurais: ‘Ces choses mènent à la dépassion, pas à la passion; elles mènent à la libération, pas à la l’enchaînement; elles mènent à la diminution, pas à l’accumulation; elles mènent à avoir peu de désirs, pas à avoir beaucoup de désirs; elles mènent à la satisfaction, pas à l’insatisfaction; elles mènent à l’isolement, pas à la socialisation; elles mènent à l’application de l’effort, pas à la paresse; elles mènent à être facile à supporter, pas à être difficile à supporter’, Gotami, tu peux assurément considérer: ‘C’est le Dhamma, c’est le Vinaya, c’est l’instruction de l’Enseignant’.
Lorsqu’on séjourne en Asie, on est tôt ou tard confronté à ce genre de problème. Certains acceptent la tradition en bloc. La plupart l’acceptent en blocs. Je veux dire qu’ils mettent certaines choses de côté mais ils acceptent toujours des blocs entiers sans les examiner au préalable au peigne fin.
En ce qui me concerne par exemple, j’applique le principe de DN 16 ci-dessus à l’Abhidhamma et je rejette presque l’intégralité en bloc, en tout cas tout ce qu’on ne peut pas corroborer avec les souttas. J’approche également le Visuddhimagga et les commentaires avec un oeil très critique. Ñāṇavīra disait que le fait d’ignorer les commentaires et autres textes tardifs compte comme un avantage puisque cela en fait d’autant moins à devoir désapprendre.
Evidemment en Asie il n’est pas facile d’expliquer tout cela aux locaux, qui s’abreuvent presque toujours de la parole de leur moine préféré sans même imaginer qu’ils sont censés ne l’apprécier que de manière critique. Le traditionalisme veut presque toujours s’imposer d’autorité et généralement rejette toute forme de questionnement critique.
Le résultat est qu’on trouve un grand nombre de bhikkhus qui préfèrent étudier l’Abhidhamma ou le Visuddhimagga tout en étant manifestement ignorants de mises en garde formulées expressément dans les souttas. Ou bien ils basent leur discours sur des histoires tirées des commentaires aux Jatakas ou au Dhammapada, histoires inventées par Buddhagosa (ou par d’autres) presque mille ans après le Bouddha et qui nous en disent pus sur la psychologie du commentateur que sur quoi que ce soit d’autre. C’est ce que j’appelle les discours sur le Dhamma de niveau histoire pour enfants. Et en faisant ainsi, ces moines réalisent la prophétie que l’on trouve à SN 20.7:
Dans le futur, bhikkhus, la même chose se produira avec les bhikkhus: lorsque ces discours qui sont la parole du Tathāgata, profonds, profonds dans leurs bienfaits, transcendants, [toujours] liés à la vacuité, seront récités, ils ne les écouteront pas attentivement, ils ne prêteront pas l’oreille, ils n’appliqueront pas leur esprit à la connaissance, ils ne considéreront pas ces enseignements comme devant être adoptés et maîtrisés.
Et lorsque ces discours qui sont qui sont des compositions littéraires faites par des poètes, des mots d’esprit, des lettres d’esprit, qui sont extérieurs [à ce Dhamma] ou qui sont les paroles de disciples seront récités, ils les écouteront attentivement, ils prêteront l’oreille, ils appliqueront leur esprit à la connaissance, ils considéreront ces enseignements comme devant être adoptés et maîtrisés.
La relation qu’il faut avoir avec la tradition et avec les traditionalistes est donc très délicate.