Une introduction non mythologique

J’ai recyclé et retravaillé ici un article que j’avais écrit pour un autre blog.

Les introductions à l’enseignement du Bouddha commencent généralement avec une narration des légendes qui entourent les détails de sa vie. Ces légendes sont collectées dans le Buddhavaṃsa, un ouvrage théravadin qui daterait environ du premier siècle av-JC, ce qui indique une composition tardive basée sur des traditions orales aux origines indéterminées qui sont clairement mythologiques. Il me paraît donc plus opportun de s’en tenir aux faits établis, et tant qu’on y est de commencer bien plus en amont.

Il me semble que pour planter le décor, De l’inégalité parmi les sociétés de Jared Diamond est un excellent point de départ (le titre original: « Germes, fusils, acier: le destin des sociétés » était bien meilleur, mais une fois n’est pas coutume, la page wikipédia française qui lui est consacrée est bien plus détaillée que son homologue anglophone). En résumé très rapide, l’être humain a commencé à devenir réellement moderne entre il y a 100 000 et 50 000 ans. Peut-être suite à la finalisation des cordes vocales qui aurait permis le développement de langages plus complexes et plus précis pour transmettre des informations. On constate alors l’émergence d’artefacts de meilleure qualité, de bijouteries et de tombes pour les morts. À cette époque, tous les êtres humains sont des chasseurs-cueilleurs. Il n’y a presque aucune spécialisation: tous passent le plus clair de leur temps à chercher de la nourriture. La différence entre un être humain et un animal est à son minimum, et la vie spirituelle reste très probablement embryonnaire.

Tout change lorsqu’il y a 10 000 ans environ les hommes commencent à domestiquer les plantes et les animaux. Ce processus a deux effets importants: d’une part, puisque l’agriculture est beaucoup plus rentable que la cueillette, les sociétés qui l’adoptent progressivement (sur des millénaires) voient leur population se sédentariser et se multiplier, pour rapidement supplanter les chasseurs-cueilleurs par un effet démographique ; d’autre part, la production d’un surplus alimentaire permet la spécialisation des individus dans la société. C’est ainsi qu’on voit apparaître ou se développer les différents métiers, les technologies, les industries, les sciences, les arts, l’écriture, la religion, les structure politiques… Les campements provisoires sont remplacés par des villages puis des villes, des états, et plus tard (en Inde, après le Bouddha), des empires.

La civilisation de l’Indus était l’une de ces très anciennes civilisations aux côtés de l’Égypte et de la Mésopotamie, dont il ne fait aucun doute qu’elle soit une descendante. On ne sait que très peu de choses à son sujet. Elle se serait étendue du delta de l’Indus au sud de l’actuel Pakistan jusqu’à environ Mumbai. Il semble, d’après les résultats des fouilles archéologiques, que cette civilisation ait été plutôt paisible. Les villes d’Harrapa et Mohenjo-Daro avaient un système d’écoulement des eaux usées considéré comme très moderne et pratiquement chaque maison avait son propre accès privé à l’eau.

Du point de vue culturel, certains éléments que l’on retrouve dans le bouddhisme sont déjà présents dans les artefacts laissés par la civilisation de l’Indus. Par exemple, le fameux roi-prêtre porte déjà sa toge uniquement sur l’épaule gauche, comme les bhikkhous:

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On peut également remarquer qu’il a les yeux partiellement fermés, ce qui pourrait indiquer une attitude méditative. On y trouve également une vénération pour le ficus religiosa (arbre de la Bodhi) ainsi que de nombreux symboles qui sont récurrents dans le bouddhisme: daims, éléphants etc. Voir ce document. Des figurines et des scellés semblent représenter des individus en méditation, mais il est difficile de se prononcer avec certitude.

Au mieux, toutes ces informations ne sont que fragmentaires et il est difficile de parvenir à une conclusion certaine sur l’origine des pratiques spirituelles dans le sous-continent indien. L’autre source d’information qui nous est disponible à propos de la civilisation de l’Indus est le Rig Veda. On y trouve des descriptions du peuple de l’Indus faites par les Aryens. Ces derniers constituent un peuple venu du nord-ouest, proche de la Mésopotamie, des éleveurs guerriers qui auraient mis fin à la civilisation de l’Indus et auraient fini par constituer les hautes castes de la société indienne (brahmanes et kshatriyas). Cependant, les Rig Veda étaient une tradition orale qui n’a été écrite qu’après le Bouddha. Il est donc difficile de les considérer comme des sources d’information fiables sur la civilisation de l’Indus.

Il semble que les sociétés indiennes du nord qui se formèrent par la suite mélangeaient la culture aryenne avec celle de la civilisation de l’Indus. Le brahmanisme se développait comme une religion très formelle basée sur des rites complexes que certains pourraient considérer comme mélange de chamanisme (avec l’utilisation du soma, probablement un psychotrope), de superstition et de charlatantisme. Certains prétendent que le mouvement des Śramaṇas (dont le Bouddha et les bhikkhous faisaient partie) aurait été une réaction populaire à la religion brahmane dominante imposée par les Aryens.

A l’époque du Bouddha, la « civilisation, » c’est-à-dire les sociétés humaines basées sur l’agriculture, ne s’était pas encore imposée partout dans le sous-continent indien ni dans toutes les autres contrées d’Asie du sud. Les états qui existaient étaient encore de taille modeste et étaient en phase de compétition et assimilation, phase qui prendrait toute son ampleur plus tard sous le règne de l’empereur bouddhiste Asoka, qui unifierait presque tout le sous-continent.

Il est difficile de savoir exactement ce que contenaient les traditions spirituelles prédatant le Bouddha. Il semble que la pratique de la méditation ait été connue mais pratiquée que par très peu. Il est intéressant à ce sujet de comparer les souttas bouddhistes avec les sutras jaïns: il y a énormément de points communs, y compris même des tournures de phrases standard, mais également des différences également notables. Cependant, ici encore les premières versions écrites datent de longtemps après le Bouddha et n’ont pas survécu pas aux conditions climatiques plus de quelques siècles, ce qui fait qu’il n’y a que très peu voire pas du tout de documents vraiment anciens. Le brahmanisme continuait à fleurir, continuant à offrir des rituels de type sacrificiels qui peuvent être vus comme une survivance de religions aryennes bien antérieures à l’arrivée de ces derniers dans le sous-continent.

En ce qui concerne les éléments de théorie ou de doctrine, il est souvent difficile de savoir exactement ce qui a été complètement inventé par le Bouddha, et ce qu’il a recyclé, adapté et redéfini, en-dehors de ce que l’on trouve dans les souttas. Le Samaññaphala Sutta fait état de six enseignants spirituels principaux contemporains du Bouddha. Mais un examen rapproché des textes palis montre que les doctrines des uns sont parfois attribuées aux autres ou mélangées de manière douteuse, ce qui mène à penser que le détail de ces doctrines n’a pas forcément été mémorisé avec beaucoup de précision, à l’exception des doctrines jaïns qui sont restées vivantes jusqu’à aujourd’hui.

Il semble très probable que les concepts de réincarnation, karma et samsara, par exemple, aient prédaté le Bouddha, mais il est encore une fois difficile de se prononcer avec certitude. Ainsi donc, loin des croyances infantilisantes qui nous sont régulièrement servies dans les introductions à l’enseignement du Bouddha, une remise en contexte avec les données fournies par la biologie, l’archéologie, l’histoire et la philologie se trouve être bien plus intéressante et instructive. Pour ma part, le livre de Jared Diamond a complètement transformé ma vision de l’humanité en tant qu’espèce, et m’a permis d’apprécier avec bien plus de justesse le rôle qu’a joué le Bouddha par rapport à elle.

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