Fausses citations du Bouddha

bias

Bien que le Bouddha nous ait offert un message profondément humain qui transcende les particularités culturelles, temporelles et géographiques, il n’en reste pas moins qu’inévitablement, il est né dans une culture spécifique, il y a bien longtemps, dans un continent lointain, très lointain. Pour les Français aujourd’hui, cela signifie qu’il appartient à une vague sphère de sages orientaux des temps passés, aux côtés de Lao Tseu, Confucius, Patanjali ou Rûmî, que l’on mélange facilement avec des figures plus modernes, telles que le Dalaï Lama, toutes sortes de Rinpochés tibétains, de Swamis ou Shris hindous, de maîtres Zen, mais aussi pêle-mêle avec  des individus tels que Krishnamurti, Saï Baba ou encore Deepak Chopra.

Le Bouddha est une figure « cool » qu’on aime bien avoir sur l’abattant de ses toilettes ou juste pour faire style sur les murs de la maison, mais au final, on ne sait pas grand chose de lui à part peut-être que c’était un sage éveillé prétendant avoir atteint le nirvana, dont d’ailleurs on ne comprend pas grand chose. Alors on aime bien partager sur internet, rebloguer, tweeter et retwitter des citations qui lui sont attribuées, sans chercher à savoir d’où elles proviennent ni si elles ont une quelconque authenticité. Cela est d’ailleurs valable dans tout un tas de domaines, mais évidemment dans ce cas-ci, ça fait grincer les dents de tous ceux qui ont un tant soit peu étudié, pratiqué et pris à cœur l’enseignement du Bouddha.

Et ceci parce que, d’après nos sources les plus fiables, le Bouddha lui-même accordait une grande importance à l’exactitude avec laquelle on rapportait ses paroles:

AN 2.24:

Dveme, bhikkhave, tathāgataṃ abbhācikkhanti. Katame dve? Yo ca abhāsitaṃ alapitaṃ tathāgatena bhāsitaṃ lapitaṃ tathāgatenāti dīpeti, yo ca bhāsitaṃ lapitaṃ tathāgatena abhāsitaṃ alapitaṃ tathāgatenāti dīpeti. Ime kho, bhikkhave, dve tathāgataṃ abbhācikkhantī.

Ces deux [personnes], bhikkhous, représentent faussement le Tathāgata. Quelles sont ces deux? Celui qui présente ce qui n’a pas été dit, ce qui n’a pas été énoncé par le Tathāgata comme étant ce qui a été dit, ce qui a été énoncé par le Tathāgata, et celui qui présente ce qui a été dit, ce qui a été énoncé par le Tathāgata comme étant ce qui n’a pas été dit, ce qui n’a pas été énoncé par le Tathāgata. Ces deux [personnes], bhikkhous, représentent faussement le Tathāgata.

AN 2.42:

“ye te, bhikkhave, bhikkhū duggahitehi suttantehi byañjanappatirūpakehi atthañca dhammañca paṭivāhanti te, bhikkhave, bhikkhū bahujanāhitāya paṭipannā bahujanāsukhāya, bahuno janassa anatthāya ahitāya dukkhāya devamanussānaṃ. bahuñca te, bhikkhave, bhikkhū apuññaṃ pasavanti, te cimaṃ saddhammaṃ antaradhāpenti.

Les bhikkhous qui véhiculent la signification et le Dhamma en ayant recours à des souttas mal saisis dont le phrasé n’est qu’un semblant [du phrasé correct] œuvrent au détriment de la multitude, pour le malheur de la multitude, pour le préjudice, le détriment et le mal-être de nombreux dévas et êtres humains. De plus, ces bhikkhous accumulent beaucoup de démérite et font disparaître ce Dhamma authentique.

Et ici, à MN 38, un bhikkhou dénommé Sati dit des bêtises, sur quoi le Bouddha le réprimande sans mâcher ses mots:

— ahaṃ, bhante, bhagavatā dhammaṃ desitaṃ ājānāmi yathā tadevidaṃ viññāṇaṃ sandhāvati saṃsarati, anaññan”ti.

— Bhanté, tel que je comprends le Dhamma que professe le Fortuné, c’est la même Conscience qui transmigre et erre, et non pas une autre.

— “katamaṃ taṃ, sāti, viññāṇan”ti?

— Sati, quelle est donc cette Conscience?

— “yvāyaṃ, bhante, vado vedeyyo tatra tatra kalyāṇapāpakānaṃ kammānaṃ vipākaṃ paṭisaṃvedetī”ti.

— Bhanté, c’est ce qui parle, ressent, et fait l’expérience çà et là des résultats des actions bénéfiques ou mauvaises.

— “kassa nu kho nāma tvaṃ, moghapurisa, mayā evaṃ dhammaṃ desitaṃ ājānāsi? nanu mayā, moghapurisa, anekapariyāyena paṭiccasamuppannaṃ viññāṇaṃ vuttaṃ, aññatra paccayā natthi viññāṇassa sambhavoti? atha ca pana tvaṃ, moghapurisa, attanā duggahitena amhe ceva abbhācikkhasi, attānañca khaṇasi, bahuñca apuññaṃ pasavasi. tañhi te, moghapurisa, bhavissati dīgharattaṃ ahitāya dukkhāyā”ti.

— Sot, à qui m’as-tu jamais vu enseigner le Dhamma ainsi? Sot, n’ai-je pas déclaré de diverses manières que la Conscience apparaît de manière dépendante, puisque sans condition [appropriée] il n’y a pas de production de la Conscience? Mais toi, sot, tu nous as faussement représentés en ayant mal saisi [le sens], tu t’es meurtri toi-même et tu as accumulé beaucoup de démérite; car cela, sot, mènera à ton malheur et ton mal-être pour longtemps.

Ces citations méritent tout de même une petite remise en contexte. À l’époque du Bouddha, l’écriture avait été inventée, mais elle ne servait qu’à une élite de scribes et comptables qui travaillaient pour les administrations royales. Une société sans livres, comme le décrit très bien le film Fahrenheit 451, se repose sur la mémoire des individus pour véhiculer les informations, et le problème de l’exactitude des paroles rapportées prend un sens tout particulier, car on se trouve rapidement dans une situation de (pardonnez-moi l’expression) « téléphone arabe. »

Voici donc un exemple qui s’est avéré être assez probant pour mettre en lumière la manière dont les paroles du Bouddha sont répétées et déformées jusqu’à l’absurde selon le modèle du « téléphone arabe, » en dépit du fait que nous vivions à l’ère de l’information, où l’exactitude factuelle ne se trouve jamais qu’à quelques clics de nous. Il s’agissait donc d’une de ces pages pleines de citations attribuées au Bouddha, et qui s’intitule « 8 citations de Bouddha qui mettront votre âme en repos. » Le titre en lui-même est déjà une aberration, puisque le Bouddha professait que ce qu’on appelle l’âme (ou Soi) n’est rien d’autre qu’une illusion. Comme j’ai commenté que ces citations sont « au mieux complètement déformées, quand elles ne sont pas carrément fausses, » on m’a demandé de fournir des traductions plus fiables. Du coup, j’ai enfourché mes grands chevaux de bataille, j’ai retroussé les manches et je me suis donné comme objectif d’expliquer par le menu ce qui rend la première de ces citations si inauthentique:

« Le chemin n’est pas dans le ciel. Le chemin est dans le cœur. »

Bien sûr, je connaissais l’existence d’un site qui, à l’instar de snopes.com, se voue à ce que la campagne présidentielle américaine qui oppose en ce moment Trump à Clinton a soudain récemment rendu populaire, c’est à dire le fact-checking, mais ici spécialisé dans les citations du Bouddha:  j’ai nommé FakeBuddhaQuotes.com. Évidemment, le collègue anglophone, qui opère depuis des années, avait un article sur le sujet, du coup il ne me restait plus qu’à faire le prolongement de ses recherches jusqu’à la grotesque extrémité française de ce « téléphone arabe. » Il en ressort donc ce qui suit:

À la base, cette citation fait tout de même bien référence à quelque chose que les sources les plus fiables permettraient d’attribuer au Bouddha, à savoir un verset du Dhammapada:

Dhp 254: ākāseva padaṃ natthi, samaṇo natthi bāhire.

Là où les choses commencent à se gâter, c’est lorsque Thomas Byrom décide de traduire le Dhammapada. Celui-ci semble avoir été plus intéressé par l’hindouisme que par l’enseignement du Bouddha, puisqu’il a résidé et joué un rôle important au Kashi Ashram à Sebastian, en Floride de 1976 jusqu’à sa mort en 1991, ce qui pourrait expliquer la légèreté avec laquelle il a pu aborder la parole du Bouddha. Remarquez que son travail a la cote chez ceux qui s’intéressent au Dhamma: 72 personnes sur Amazon donnent par exemple à sa traduction une moyenne de 4,7 étoiles sur 5. Pourtant, on peut légitimement se demander où M. Byrom a appris à traduire le Pali (probablement nulle part). Le collègue de chez FakeBuddhaQuotes.com commente:

Il s’agit d’une autre [citation] provenant de la « traduction » du Dhammapada par Thomas Byrom qui, comme je suis rapidement en train de le réaliser, est une des deux pires traductions qu’on trouve, ou du moins que j’aie trouvé. Et quand je dis « pire », je parle de [se contenter de] regarder rapidement l’original en Pali et d’inventer quelque chose qui sonne bien et qui est vaguement basé sur les mots [originels] mais qui méprise totalement le sens littéral.

Le collègue, qui s’y connaît incomparablement mieux que moi, semble donc indiquer que M. Byrom se soucie bien plus de l’émotion que sa traduction va susciter chez le lecteur que de la fidélité avec laquelle il rapporte la parole du Bouddha. Et tristement, la remarque faite à AN 2.42 ci-dessus s’avère toujours aussi vraie.

Mais revenons à nos moutons. Thomas Byrom traduit donc:

“The way is not in the sky; The way is in the heart”

Ce qui, traduit en Français nous donne bien:

« Le chemin n’est pas dans le ciel. Le chemin est dans le cœur. »

Reprenons donc l’original mot à mot:

ākāseva padaṃ natthi, samaṇo natthi bāhire

ākāseva = ākāsa (ciel, espace) + eva (particule d’emphase)

padaṃ = pied, trace de pas, sentier

natthi = na + atthi = il n’y a pas

samaṇo = renonçant

natthi = na + atthi = il n’y a pas

bāhire = (en) dehors

Une traduction pourrait donc être:

[Tout comme] il n’y a pas de sentier dans le ciel, il n’y a pas non plus de [vrai] renonçant en dehors [de cet enseignement].

Le sens de ce verset, il faut bien le concéder, reste quelque peu ésotérique, mais on pourrait philosopher qu’aucun des enseignements antérieurs ou contemporains au Bouddha ne définissait un chemin clair qui eût permis à quiconque de devenir un véritable renonçant (le terme samaṇa est parfois utilisé dans les souttas dans un sens très restreint pour désigner un arahant, qui lui seul est à même de vivre une vie de renoncement véritablement impeccable).

La traduction de Byrom n’a donc aucun lien avec le sens transmis par le texte originel. Il n’y a absolument rien à propos du « cœur » dans l’original, et la traduction ne prend absolument pas en compte les termes « renonçant » ni « en dehors. » On peut comprendre qu’un traducteur puisse être amené à s’éloigner d’une traduction littérale dans le but de transmettre l’essence du message originel, mais là le sens est complètement perdu. Les mots « chemin, » « ciel » et « cœur » se marient bien pour faire superficiellement spirituel et poétique, donc on comprend que la sauce prenne auprès des lecteurs, en dépit du fait que cette traduction soit complètement fausse.

Ainsi, on retrouve cette citation simplement copiée/collée:

… et j’en passe. On s’en sert même pour vendre des colliers, pire comme mots de sagesse à l’occasion du décès d’une personne, ou encore pour illustrer le « mystérieux pouvoir du cœur » (mot qui, je le rappelle, n’apparaît absolument pas dans l’original).

Si je puis donc me permettre de donner un conseil, il faudrait toujours, toujours vérifier une déclaration avant de la partager, surtout, mais pas seulement, lorsqu’il s’agit de la parole du Bouddha, et qu’on le tient un tant soit peu en estime.

Ce contenu a été publié dans Dhamma général, Français. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.