Comment traduire « saṅkappa »

Saṅkappa est un mot qu’il faut avoir bien compris si l’on veut saisir correctement le sens de la noble voie, puisqu’il intervient dans la deuxième de ses huit composantes, sammā-saṅkappa. Je me suis demandé pendant un certain temps quel devrait être la traduction correcte pour ce terme, et je me suis rendu compte que pas mal de gens se posaient la même question, puisque le terme est parfois traduit par « pensée » ou « intention, » qui ont des sens tout de même assez différents. Voici quelques traductions qu’utilisent les principaux traducteurs:

pensée, intention, aspiration, but, résolution (resolve)

Afin de clarifier la situation, j’ai encore une fois eu recours à une recherche systématique (et parfois un peu fastidieuse) dans les strates anciennes des écritures en Pali.

Il semble que le mot soit parfois exactement équivalent à vitakka (pensée), et que parfois il ait la connotation de souhait, désir, intention, but, finalité, résolution etc. et j’en suis venu à la conclusion qu’une bonne traduction pourrait être « une aspiration [qui s’articule en mots]. » Voici donc pourquoi j’en suis arrivé à cette conclusion.

Voyons d’abord les cas où saṅkappa signifie simplement vitakka, i.e. pensée:

Le cas le plus évident se trouve dans les versets qui suivent AN 8.30, l’Anuruddha-mahā-vitakka Sutta. Ici, je pense que tout le monde conviendra que le mot vitakka est clairement utilisé dans tout le soutta comme signifiant « pensée. » Mais les versets disent:

“mama saṅkappamaññāya, satthā loke anuttaro.
manomayena kāyena, iddhiyā upasaṅkami.
“yathā me ahu saṅkappo, tato uttari desayi.

Connaissant mes pensées, l’Enseignant suprême dans le monde,
Avec un corps produit par l’esprit, est venu au moyen de ses pouvoirs supra-normaux.
Il m’a montré ce qu’il y a au-delà de ce que touchaient mes pensées.

Ensuite, il y a AN 3.128, qui compare les pensées désavantageuses aux mouches:

pāpakā akusalā vitakkā makkhikā
les mouches représentent les pensées mauvaises et désavantageuses.

Et ensuite fait référence à ces mêmes mouches en utilisant le mot saṅkappa:

Aguttaṃ cakkhusotasmiṃ,
indriyesu asaṃvutaṃ;
Mak­khi­kā­nupa­tissanti,
saṅkappā rāganissitā.

Celui qui ne garde pas ses yeux et ses oreilles,
Qui n’est pas restreint dans ses facultés,
Les mouches le poursuivent,
[C’est à dire] les pensées basées sur l’avidité.

Ensuite, il y a AN 4.35, où vitakka et saṅkappa sont considérés soit comme des synonymes, soit comme ayant des significations très proches:

So yaṃ vitakkaṃ ākaṅkhati vitakketuṃ taṃ vitakkaṃ vitakketi, yaṃ vitakkaṃ nākaṅkhati vitakketuṃ na taṃ vitakkaṃ vitakketi; yaṃ saṅkappaṃ ākaṅkhati saṅkappetuṃ taṃ saṅkappaṃ saṅkappeti, yaṃ saṅkappaṃ nākaṅkhati saṅkappetuṃ na taṃ saṅkappaṃ saṅkappeti. Iti cetovasippatto hoti vitakkapathe.

Il pense toute pensée qu’il veut penser, et ne pense aucune pensée qu’il ne veut pas penser. Il aspire à toute aspiration à laquelle il veut aspirer, et n’aspire à aucune aspiration à laquelle il ne veut pas aspirer. Il a atteint la maîtrise de l’esprit en ce qui concerne les chemins de la pensée.

À MN 60, à la fois les expressions « pensée » et « penser » ou bien « aspiration » et « aspirer » pourraient faire l’affaire, puisque « saṅkappa » est ici un intermédiaire entre les vues (diṭṭhi) et la parole (vācā):

santaṃyeva kho pana paraṃ lokaṃ ‘natthi paro loko’ti saṅkappeti; svāssa hoti micchāsaṅkappo.

Parce qu’il y a réellement un autre monde, lorsqu’il aspire au fait qu’il n’y ait pas d’autre monde, c’est son aspiration erronée.

« Sara-saṅkappā, souvenirs et aspirations », est une expression instructive. Elle apparaît à MN 125 à propos d’un éléphant attrapé dans la forêt et qui va être dressé pour devenir utile au roi:

‘ehi tvaṃ, samma hatthidamaka, āraññakaṃ nāgaṃ damayāhi āraññakānañceva sīlānaṃ abhinimmadanāya āraññakānañceva sarasaṅkappānaṃ abhinimmadanāya āraññakānañceva darathakilamathapariḷāhānaṃ abhinimmadanāya

Va, ami dresseur d’éléphants, dompte l’éléphant forestier en jugulant ses habitudes forestières, en jugulant ses souvenirs et aspirations forestières et en jugulant ses angoisses, ses tracas et ses fièvres par rapport à la forêt

Également à SN 54.8:

bhikkhu cepi ākaṅkheyya: ‘ye me gehasitā sarasaṅkappā te pahīyeyyun’ti

si un bhikkhou souhaite: ‘Puissent les souvenirs et les aspirations liés à la vie de foyer être abandonnés en moi’

 

Encore plus intéressante, l’expression « paripuṇṇa-saṅkappo, ayant comblé [ses] aspirations, » met en évidence le fait qu’ici « pensée » ne serait pas une traduction adéquate. À MN 29:

so tena lābhasakkārasilokena attamano hoti paripuṇṇasaṅkappo.
Il est satisfait de ces acquisitions, honneurs et renommée, et ses aspirations sont comblées.

MN 146:

tā bhikkhuniyo nandakassa dhammadesanāya attamanā ceva paripuṇṇasaṅkappā ca

ces bhikhhounis sont satisfaites de l’enseignement du Dhamma de Nandaka et leurs aspirations sont comblées

 

Ensuite, MN 78 suggère que « saṅkappa » a à voir avec le langage et les pensées articulées par des concepts (lesquels sont cristallisés dans des mots):

daharassa hi, thapati, kumārassa mandassa uttānaseyyakassa saṅkappotipi na hoti, kuto pana pāpakaṃ saṅkappaṃ saṅkappissati, aññatra vikūjitamattā!

Même [la notion] ‘aspiration‘ n’apparaît pas chez un tendre bébé couché sur le dos, comment donc pourrait-il aspirer à une mauvaise aspiration, si ce n’est simplement par de la mauvaise humeur?

 

Le fait qu’un saṅkappa soit un souhait ou une aspiration qui serait articulé en mots peut être corroboré par la définition standard d’abyāpada, où le saṅkappa correspondant est formulé comme une phrase (et est donc constitué de mots). Par exemple à AN 10.176:

abyāpannacitto hoti appaduṭṭhamanasaṅkappo: ‘ime sattā averā hontu abyāpajjā, anīghā sukhī attānaṃ pariharantū’ti.

Il a un esprit sans malveillance, avec des aspirations amicales: ‘Puissent ces êtres être dénués de haine, sans malveillance, sans confusion, puissent-ils s’occuper d’eux-mêmes dans le bien-être.’

 

Ainsi donc, il me semble que le meilleur dénominateur commun à tous ces contextes serait « une aspiration [qui s’articule en mots]. »

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