Ça n’est pas très en vogue ces-temps-ci d’annoncer qu’on va devenir moine (ou nonne – le mot ‘moine’ désignera par la suite les deux d’un coup). Certains de vos amis ou de vos proches pourraient même se demander ce qui vous arrive et penser que vous êtes devenu fou. Et c’est bien compréhensible. Le monde moderne nous offre plus d’opportunités et de plaisirs que jamais, et puis il y a le fait que choisir une alternative à l’hédonisme ambiant finit trop souvent en Occident en désastre du type pédo-criminel. (Et la raison pour cela est qu’il manque à l’Occident une sagesse qui a été connue en Orient depuis des millénaires, mais on reviendra sur cela plus tard.)
Je vais donc essayer d’expliquer pourquoi quelqu’un aujourd’hui voudrait abandonner tout ce dont on peut jouir dans le monde pour aller vivre dans un monastère. Pour commencer, comme presque tout le monde, un moine bouddhiste est engagé dans la poursuite du bonheur, et pas d’une manière tordue ou masochiste, mais d’une manière qui utilise une sagesse profonde et ancienne, qui est presque complètement inconnue en Occident, et que chacun doit essayer par lui-même pour vraiment connaître.
Mais commençons par examiner comment on poursuit généralement le bonheur dans le monde moderne, surtout dans les sociétés occidentales, capitalistes. Je pense qu’il serait honnête de dire qu’on essaie essentiellement de devenir heureux en changeant les circonstances de notre vie, afin d’atterrir dans une situation qui nous satisfait, autrement dit qui satisfait notre esprit. Ainsi, beaucoup de gens veulent devenir riche et/ou entrer dans la relation amoureuse parfaite de leurs rêves. Certains veulent devenir connus, d’autres veulent réussir quelque chose que personne n’a jamais fait auparavant…
Mais toutes ces stratégies ont quelque chose en commun : elles tentent d’agir extérieurement pour changer le monde autour de nous afin qu’il nous fournisse ce qu’on veut. Le problème avec ce paradigme, c’est que beaucoup des facteurs qui interviennent dans la réalisation de ce succès sont hors de notre contrôle, et par conséquent la plupart d’entre nous rencontrent des frustrations et des insatisfactions sur leur chemin, et se rendent rapidement compte que le succès apparaît rarement sans sacrifice.
Ainsi, le chemin du bonheur, pour la plupart d’entre nous, est ardu, parce qu’on le fait dépendre de facteurs qui sont hors de notre contrôle. Et pour ne rien arranger, les ingénieurs sociaux qui organisent la société moderne, autrement dit les riches et puissants, sont très malins. Ils ont très bien compris que la clé de leur richesse et de leur pouvoir se trouve dans nos esprits, et que si, au moyen d’incessantes publicités, distractions fictionnelles, ou influences de la part de célébrités, ils peuvent prendre le contrôle de nos rêves, de notre notion de ce qu’est le bonheur, alors ils peuvent contrôler notre comportement, de telle manière que nous choisissons de les suivre dans une quête (typiquement) matérialiste, au cours de laquelle nous les enrichirons.
Il y a un épisode des Boondocks qui illustre ce point. Jazmine, la fille des voisins, profite d’une vague de chaleur pour vendre à la bonne franquette de la limonade sur le trottoir. Tout va bien, jusqu’à ce qu’un homme riche remarque qu’il y a de l’argent à se faire et s’arrête. Il lui fait miroitier la possibilité d’obtenir un poney si elle signe un contrat avec lui et qu’elle le remplit en vendant assez de limonade. Elle mord à l’hameçon, et l’homme riche finit par prendre tout l’argent et faire de sa vie un enfer. De la même manière, courant après l’accès à la propriété, ou ayant acheté une grosse et haute voiture, ou une piscine pour leur maison, ou après avoir mordu à un hameçon du type ‘biens et services’, beaucoup d’entre nous finissent endettés, coincés avec un boulot qu’ils préféreraient ne pas avoir à faire, courant dans une roue de hamster sans fin qui génère encore plus de richesse pour quelqu’un qui est déjà riche.
De plus, même les gens qui ont du succès en cherchant le bonheur de cette manière se révèlent souvent être malheureux dans leur vie personnelle. Hollywood a plus d’un exemple de tels personnages : certains vont même jusqu’à se suicider (Robin Williams, Tony Scott), d’autres ont des ruptures de liaisons douloureuses et rendues publiques (Johnny Depp, Angelina Jolie), ou de sévères addictions aux drogues etc. Et même si d’une manière ou d’une autre ils parviennent à éviter tout ça, comme tout le monde, ils doivent également devenir vieux, et finalement tomber malades puis mourir.
Et s’il y avait une meilleure stratégie ?
Examinons un possible changement de paradigme : si le bonheur apparaît lorsque notre esprit est satisfait des circonstances présentes de notre vie, pourquoi ne pas, au lieu d’essayer de changer ces circonstances (qui sont essentiellement au-delà de notre contrôle) afin qu’elles satisfassent notre esprit, essayer plutôt de changer notre esprit lui-même (qui est potentiellement sous notre contrôle, et est bien plus facile à changer que le monde extérieur) afin qu’il devienne plus facilement satisfait des circonstances de notre vie, telles qu’elles sont déjà ? (Bien sûr, cette stratégie présuppose que quelques besoin de bases sont remplis : sécurité, liberté, eau, nourriture, logement…)
En d’autres termes, l’idée est que la clé de notre bonheur, tout comme la clé de la richesse et du pouvoir de nos oligarques, se trouve dans notre esprit, puisque après tout le bonheur n’est rien d’autre qu’un état d’esprit. Ainsi, la stratégie serait d’arrêter la tâche herculéenne qui consiste à essayer de plier le monde autour de nous à nos desiderata, et d’à la place entraîner notre esprit à devenir heureux ici et maintenant, dans le monde tel qu’il est déjà.
Cependant, cela demande du temps et de l’énergie, et c’est bien plus facile à réaliser si on est libre de toutes les obligations et responsabilités que nous impose la société. Et ça, c’est une raison d’aller s’entraîner dans un monastère, puisque les moines bouddhistes sont des mendiants de nourriture, afin d’avoir un programme complètement vide et de n’avoir aucun souci par rapport à quoi que ce soit, dans le but de vouer tout leur temps et leur énergie à la poursuite du bonheur, en entraînant leur esprit à devenir heureux.
Mais cela pose la question : quelle sorte d’entraînement mental me rendra plus heureux qu’une star d’Hollywood, riche et célèbre ?
Avant d’y répondre, examinons d’abord celle-ci : qu’est-ce qui nous empêche d’être pleinement heureux ici et maintenant ? Le Bouddha dit que c’est simplement notre manque de satisfaction chronique avec le moment présent, ce qu’il appelle la première ‘noble vérité’ de l’insatisfaction (dukkha). Mais qu’est-ce qui cause cette insatisfaction ? Il dit que c’est la soif (taṇhā), essentiellement pour les plaisirs des cinq sens (mais pas seulement), qui trouve satisfaction dans les objets externes ici ou là, cependant toujours de manière limitée, puisque les plaisirs des sens ne peuvent jamais être que transitoires.
En d’autres termes, c’est la soif pour les expériences agréables qu’on préférerait avoir maintenant plutôt que ce qu’on a naturellement en réalité qui nous empêche d’être heureux dans le moment présent, et le Bouddha appelle ça la deuxième noble vérité. Et donc logiquement, l’élimination de cette soif qui nous barre l’accès au bonheur permettra à l’esprit d’être pleinement satisfait avec le moment présent, et ça c’est la troisième noble vérité. La quatrième et dernière noble vérité est une méthode en huit étapes permettant l’élimination de cette soif et ainsi l’accès à un bonheur complet et durable, même à travers la vieillesse, la maladie et la mort.
Ainsi donc, un homme se rend dans un monastère bouddhiste afin d’atteindre le bonheur en éliminant cette soif de son esprit. Mais c’est plus facile à dire qu’à faire, parce qu’il s’est identifié à cette soif pendant longtemps, et qu’il l’a laissée prendre le contrôle de sa vie. Alors comment fait-il ?
C’est là que, comme je l’ai dit plus haut, il manque en Occident une sagesse fondamentale, parce qu’il n’y existe aucune méthode culturellement bien connue pour réaliser cette élimination. Les enseignements se contentent de dire ‘ne fais pas ci, ne fais pas ça’. Oui, mais comment ? C’est à toi de te débrouiller ! Bonne chance ! Et le résultat, c’est que la seule chose que les gens qui s’engagent sur une voie similaire savent faire c’est réprimer, tenter de reléguer cette soif au sous-sol, en la transformant en un monstre-sous-le-lit qui rôde dans les ténèbres du subconscient et qui finit par ressortir de toute sa force en plein milieu de la nuit, en les rendant fous, et il se peut qu’ils finissent par s’engager dans des actes de défaite, voire des actes criminels. C’est comme s’ils avaient un sac de bonbons (autrement dit les objets agréables et plaisants des cinq sens) et qu’ils voulaient s’en débarrasser pour trouver le vrai bonheur, mais leur propre esprit se rebelle contre eux parce qu’ils ne connaissent pas le lingot d’or qu’ils doivent lui donner en échange, contre les bonbons.
Quel lingot d’or ? Ça commence avec une pratique qui n’est pas connue traditionnellement en Occident : la méditation. C’est pourtant un concept assez simple : il n’y a qu’à s’asseoir les jambes croisées, le dos droit et rester attentif à la respiration autour des narines, savoir si l’air rentre ou s’il sort, rien d’autre. Et c’est tout. Cela peut sembler étrange si vous n’avez aucune expérience de cet exercice, mais beaucoup de choses commencent à se produire, dans le corps aussi bien que dans l’esprit. Pour faire court, si vous avez une carte permettant de naviguer les difficultés de cette pratique très simple et d’éviter ses récifs et ses tourbillons, s’il ne vous reste plus rien qui vous cause du remord (sous forme de pensées désagréables et persistantes), vous arrivez à un point (appelé jhana, aussi connu sous le non de Zen) où vous ressentez une sorte particulière de joie subtile. Cette joie crée un type de plaisir dans le corps qui est meilleur, plus subtil et plus raffiné que n’importe quel autre plaisir que vous avez jamais ressenti.
Et c’est un atout majeur dont l’Occident est essentiellement resté ignorant. Vous n’avez même pas à y penser ni d’effort à faire, votre corps et votre esprit le ressent, et le processus est automatique. Et ainsi, chaque fois que vous vous rappelez quoi que ce soit que vous ayez fait dans le passé, ça apparaît pâle en comparaison avec ce dont vous faites l’expérience dans le moment présent, et vous ne ressentez plus de soif pour ces choses-là. Que ce soit les voyages, les vacances, la nourriture, le sexe, ou quoi que ce soit d’autre, votre cerveau sait et ressent que ce que vous avez maintenant est de meilleure qualité.
De plus, à l’inverse des plaisirs des cinq sens, ce plaisir n’est pas juste transitoire, il peut durer pendant des heures. Si vous mangez beaucoup ou que vous faites beaucoup l’amour, vous allez rapidement finir par être dégoûté de la chose et commencer à rechercher autre chose. Mais ici, vous pouvez vous délecter d’une quantité sans limite de ce plaisir, et vous apprenez progressivement à en obtenir une quantité potentiellement infinie. Et en plus, il y a des stades plus avancés où il devient plus puissant, plus raffiné, jusqu’à ce que, d’après la carte, vous transcendiez même ce plaisir-là pour quelque chose d’encore plus satisfaisant.
Et c’est comme ça qu’on réussit l’échange des bonbons contre l’or. Le jhana est une forme de laisser-aller avantageux, dans lequel on utilise la tendance naturelle de l’esprit à l’hédonisme pour le libérer des tribulations de l’hédonisme en tant que style de vie, lesquelles apparaissent lorsque nous faisons des efforts pour obtenir le contact avec les objets des cinq sens qui sont agréables. On remplit son corps d’un plaisir non-sensuel (il est dit non-sensuel parce qu’il a sa source dans la joie, un état mental, et non dans un objet des cinq sens) qui élimine efficacement tout sentiment de privation qui apparaîtrait autrement lorsqu’on élimine la soif. On n’a pas besoin de réprimer ses tendances naturelles, ni d’essayer de les faire disparaître dans le sous-sol de notre esprit, dans la pénombre de notre subconscient, et il y a bien moins de danger qu’il apparaisse subitement pour nous mordre.
Une fois qu’on est libéré, même partiellement, de cette soif et des quêtes vers lesquelles elle nous envoie, on obtient un sentiment de liberté accrue, on est capable d’être heureux ici et maintenant sans ressentir le besoin de changer les circonstances présentes en s’engageant dans une chasse compliquée.
Atteindre le jhana n’est cependant pas la fin de la route, ce n’en est en fait que le début, on pourrait même dire un prérequis, mais la vie et son niveau de bonheur s’améliorent déjà tellement que retourner aux luttes quotidiennes de la vie normale semble être un tourbillon géant de tribulations. Et c’est pour ça que la vie dans un monastère peut sembler ne pas être si mal que ça, après tout.